Un fou Guy de Maupassant. Texte publié dans Le Gaulois du 2 septembre 1885
le texte parle de lui même
"Souvent, on rencontre de ces gens chez qui détruire la vie est une volupté. Oui, oui, ce doit être une volupté, la plus grande de toutes peut-être ; car tuer n'est-il pas ce qui ressemble le plus à créer ? Faire et détruire ! Ces deux mots enferment l'histoire des univers, toute l'histoire des mondes, tout ce qui est, tout !
Qu'est-ce qu'un être ? Cette chose animée, qui porte en elle le principe du mouvement et une volonté réglant ce mouvement ! Elle ne tient à rien cette chose. Ses pieds ne communiquent pas au sol. C'est un grain de vie qui remue sur la terre ; et ce grain de vie, venu je ne sais d'où, on peut le détruire comme on veut. Alors rien, plus rien. Ça pourrit, c'est fini.
Pourquoi donc est-ce un crime de tuer ? oui, pourquoi ? C'est, au contraire, la loi de la nature. Tout être a pour mission de tuer : il tue pour vivre et il tue pour tuer.
- Tuer est dans notre tempérament ; il faut tuer ! La bête tue sans cesse, tout le jour, à tout instant de son existence. - L'homme tue sans cesse pour se nourrir, mais comme il a besoin de tuer aussi, par volupté, il a inventé la chasse ! L'enfant tue les insectes qu'il trouve, les petits oiseaux, tous les petits animaux qui lui tombent sous la main. Mais cela ne suffisait pas à l'irrésistible besoin de massacre qui est en nous. Ce n'est point assez de tuer la bête ; nous avons besoin aussi de tuer l'homme. Autrefois, on satisfaisait ce besoin par des sacrifices humains. Aujourd'hui la nécessité de vivre en société a fait du meurtre un crime. On condamne et on punit l'assassin ! Mais comme nous ne pouvons vivre sans nous livrer à cet instinct naturel et impérieux de mort, nous nous soulageons de temps en temps, par des guerres où un peuple entier égorge un autre peuple. C'est alors une débauche de sang, une débauche où s'affolent les armées et dont se grisent encore les bourgeois, les femmes et les enfants qui lisent, le soir, sous la lampe, le récit exalté des massacres.
Et on pourrait croire qu'on méprise ceux destinés à accomplir ces boucheries d'hommes ! Non. On les accable d'honneurs ! On les habille avec de l'or et des draps éclatants ; ils portent des plumes sur la tête, des ornements sur la poitrine ; et on leur donne des croix, des récompenses, des titres de toute nature. Ils sont fiers, respectés, aimés des femmes, acclamés par la foule, uniquement parce qu'ils ont pour mission de répandre le sang humain ! Ils traînent par les rues leurs instruments de mort que le passant vêtu de noir regarde avec envie. Car tuer est la grande loi jetée par la nature au coeur de l'être ! Il n'est rien de plus beau et de plus honorable que de tuer !
Tuer est la loi ; parce que la nature aime l'éternelle jeunesse. Elle semble crier par tous ses actes inconscients : "Vite ! vite ! vite !" Plus elle détruit, plus elle se renouvelle.
La tentation, elle est entrée en moi comme un ver qui rampe. Elle rampe, elle va ; elle se promène dans mon corps entier, dans mon esprit, qui ne pense plus qu'à ceci : tuer ; dans mes yeux, qui ont besoin de regarder du sang, de voir mourir ; dans mes oreilles, où passe sans cesse quelque chose d'inconnu, d'horrible, de déchirant et d'affolant, comme le dernier cri d'un être ; dans mes jambes, où frissonne le désir d'aller, d'aller à l'endroit où la chose aura lieu ; dans mes mains qui frémissent du besoin de tuer. Comme cela doit être bon, rare, digne d'un homme libre, au-dessus des autres, maître de son coeur et qui cherche des sensations raffinées !
Comme c'est beau de voir trancher la tête d'un homme ! Le sang a jailli comme un flot, comme un flot ! Oh ! si j'avais pu, j'aurais voulu me baigner dedans. Quelle ivresse de me coucher là-dessous, de recevoir cela dans mes cheveux et sur mon visage, et de me relever tout rouge, tout rouge ! Ah ! si on savait ! "